Après la pluie

Je ne saurais dire avec précision quand je suis mort. Car je suis mort. Enfin…non, en fait je ne suis pas mort…Pour tout vous dire, je ne sais pas, je ne sais plus trop. J'ai vu défilé ma vie, ça pour sûr, mais pas de la façon dont on se l'imagine habituellement je crois. Enfin, ça ne fait rien j'imagine, elle a défilé, voilà tout. Je vais peut-être vous raconter ma mort, cela vous servira peut-être un jour, si je suis réellement mort alors certainement et vous serez alors moins surpris lorsque votre temps viendra. Si en revanche je ne suis pas mort, mon expérience ne vous servira que s'il vous arrive la même chose et alors vous saurez que vous n'êtes pas seuls, parce que moi, j'ignore si je suis seul ou non à avoir pris part à tout ceci…Je ne sais même pas si je suis mort.

La toute première fois où j'ai pensé être mort c'est lorsqu'il y a eu ce trou sur ma peau, enfin sur ma chemise d'abord, et après, bien après sur ma peau, dans ma poitrine, un peu à gauche. Ca ne pardonne pas, c'est en tout cas ce qu'a dit le médecin ; je l'entendais malgré le drap, malgré mon état, je ne voyais que des ombres derrière. Et moi j'étais devant le drap, impuissant, j'ai bien essayé de bouger encore une fois mais j'en étais incapable. J'avais bien essayé déjà de me redresser dans ce bureau, j'étais tombé en arrière, le choc j'imagine, et je n'avais pu me relever, mes membres n'avaient pas bougé d'un poil lorsque je leur avais ordonné de m'aider…C'est à ce moment que je me suis dit que je devais être mort. Le temps déjà s'était distendu, dès le matin, il s'écoulait plus lentement mais ce n'était qu'une impression de plus à laquelle je n'avais pas prêté attention, puis il y avait eu cet à-coup lorsque j'ai serré le métal, j'ai pu voir la balle traverser mon manteau, s'approcher de ma poitrine et j'ai pensé que je ne pouvais pas mourir sous un si petit effet, quelques grammes de ferraille, je ne sais même pas de quoi son faites les balles, est-ce du plomb ? Bref, je ne pouvais pas mourir ce n'était pas possible, elle allait ricocher en arrivant sur mon corps me laissant une petite rougeur peut-être, à la limite. Mais non, elle a perforé ma chemise, juste au dessous de la pochette, elle est entrée en moi cette balle. Et à cet endroit, ça ne pardonne pas.

La mort, c'est un peu comme…ne plus pouvoir émettre. Je veux dire, quand on vit…on peut parler et entendre, bouger et toucher, et bien moi, j'ai continué de recevoir très bien, d'entendre, de voir même à travers mes paupières refermées, de sentir mes vêtements, de sentir cette odeur mais pour ce qui est d'émettre, rien, pas de mouvements, donc pas de paroles, pas un signe perceptible par vous autres vivants. Je percevais très bien derrière ce drap, j'entendais parfaitement, je sentais tous ces seaux de javel qu'on avait utilisés pour nettoyer le sol de la morgue, l'odeur était si forte que j'ai bien failli en vomir, mais je n'ai même pas pu, j'était mort. La mort, c'est comme ça… Je ne sais pas très bien comment vous expliquer tout ce qui m'arrive ou ce qui ne m'arrive plus justement. C'est troublant de découvrir des sentiments que personne n'a pu vous décrire avant. Il y a bien des dizaines de récits d'expérience de la mort…Mais je n'y ai jamais réellement accordé de crédit comme je pense vous n'accorderez pas de crédit à mon récit. Ce n'est pas grave, j'imagine que la mort c'est personnel, que la différence entre mon souvenir de tous ces récits et ma propre mort sera la même qu'entre votre mort et mon récit. Une chose cependant qui doit être pour tout le monde plus ou moins la même chose, c'est la surprise, la découverte d'un inconnu. Quoi que les hommes puissent faire à travers les âges quelles que soient les différences entre eux, ils meurent tous égaux. Je ne sais pas bien pourquoi je fais de si grandes phrases, ça n'a jamais servi à rien, et maintenant, encore moins. Je ne sais pas très bien ce qui m'arrive.

Techniquement, je ne m'explique pas cet état. Mon sang ne circule plus depuis un bon moment maintenant, mon cerveau n'est plus irrigué et pourtant je continue de penser, enfin je pense… Je suis là, incapable de communiquer. C'est ça la mort, ne plus communiquer. Une torture pour certains j'imagine. Personnellement, je trouve que je ne le prends pas trop mal, communiquer n'était pas ma vie. En revanche ressentir l'était, et si je peux toujours le faire, ma liberté de mouvement n'étant plus ce qu'elle était, je me trouve là, dans le noir, confiné entre quelques planches. La rumeur du monde est si assourdie que je commence à me demander si j'en fais encore partie ou si je ne l'ai pas déjà quitté. Je ne profite plus de ce qui m'entoure, ce qui me faisait vivre était la découverte de ce monde que je ne vois plus, aujourd'hui, si le temps n'a pas été aboli pour moi, je cherche, je ne comprends pas ma situation.

Je me sens seul. Mort, je n'ai pas rencontré d'autres morts. Je ne me suis pas transformé en un fantôme. Je suis simplement immobile à attendre patiemment que quelque chose survienne, que mon corps se désengourdisse enfin, que je puisse retourner à une activité ou que ce cercueil s'ouvre et me permettre de sortir, ou encore que ma vision quitte ce corps qui ne permet rien de ce qu'était ma vie, que je puisse m'élever à la surface, regarder ce monde continuer de tourner, que je recherche une âme comme la mienne, en quête du sens de la situation à défaut de n'avoir trouvé celui de la précédente, cette vie qui m'a quittée

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