Albert la pierre

C'est la guerre, et c'est deux-là en sont bien plus que conscients. Ils savent que l'un d'eux mourra dans quelques minutes, d'une mort violente. Tué par l'autre. Alors tous deux tentent d'être l'autre (et l'autre sera l'un). Personne ne pourrait vous les décrire, et pour cause, personne ne les a jamais vus, ni eux ni aucun membre de leur espèce. Car ils sont de la même espèce. Ils pourraient être frères…Soudain l'un d'eux trébuche sur une pierre. Une bête pierre, posée là, au milieu de cette immense plage. En tout cas l'un de nos deux combattants a perdu vaincu par son frère…et Albert la pierre.

Albert ne saurait pas dire depuis combien de temps elle est là, sur cette plage. Des jours, des années, elle ne sait pas. Plus longtemps encore probablement. De toutes façons, son système de numération ne permet probablement pas de le chiffrer. Et si le nôtre le peut, cela n'aurait aucune signification pour nous humains. Albert la pierre elle comprend ce qu'est tout ce temps qu'elle a passé là sur la plage, mais ne saurait pas nous le dire. Une chose en revanche qu'elle savait, c'est que ce matin était particulier. D'abord, il y avait eu ce choc reçu sur le coté (car Albert la pierre s'enorgueillissait de distinguer un devant, un derrière, un au-dessus, un au-dessous et un coté (elle n'avait pas encore trouvé comment différencier ces coups venus d'un coté et ceux venus de l'autre, elle se rendait bien compte que ce n'était pas la même chose, mais en quoi ? C'était pour elle une énigme)). Il y avait eu ce coup sur le coté donc, comme si quelque chose avait buté ou trébuché contre elle. Ce matin était particulier. En effet à peine quelques 43 jours après devait se produire un événement qui allait bouleverser le cours de l'existence d'Albert la pierre (je me permets de préciser que 43 jours d'intervalle entre deux événements dans la vie d'Albert la pierre était d'une improbabilité si forte que pas une pierre de ce monde n'aurait pu garder son sérieux à l'écoute d'une telle histoire (heureusement, aucune n'est à l'écoute de cette histoire présentement, à moins que vous ne fassiez la lecture à votre pierre préférée pour qu'elle dorme bien cette nuit…). Une telle coïncidence ne se reproduira d'ailleurs jamais plus dans la vie d'aucune pierre, soyez en sûrs et certains).

43 soleils après tout ceci donc, se produisit quelque chose de terrible. La mer qui deux fois par jour se rapprochait d'Albert la pierre, deux fois par jour s'en éloignait, la mer ce jour-là vint jusqu'à cet endroit où vivait Albert la pierre depuis bien longtemps. Non pas que ça l'eu particulièrement dérangé, la mer venait de temps en temps jusqu'à sa hauteur et l'eau le recouvrai parfois entièrement et tout ceci semblait être tout à fait normal et ne choquait nullement Albert la pierre. Mais cette fois-ci ne fut pas comme toute les autres fois, cette immense étendue de liquide, cet or translucide était remué par un vent à déraciner les arbres, et pas forcément les plus petits, et non seulement les arbres (les chênes par exemple) mais aussi les roseaux (tout ceci est un peu confus, mais il faut bien que vous compreniez que c'était un vent fort, une sorte de vent à décorner les bœufs s'il en avait existé à ce moment, on disait plutôt à cette époque, dans le dialecte alors en vigueur quelque chose qui se traduirait par : un vent à déchausser une molaire de diplodocus). Les nuages tapissant l'horizon ne laissaient rien ni personne présager d'un avis de beau temps pour les quelques heures à venir (quelques jours même). Albert la pierre senti alors les éléments se déchaîner tout autour d'elle. Enfin l'eau surtout parce que le feu n'eut pas son mot à dire pendant toute cette année-là tant l'eau avait détrempé le paysage, l'air semblait bien lointain à Albert la pierre et ce que pouvait bien faire la terre sous lui tout ce temps lui importait assez peu après tout. Elle subit donc des attaques de l'eau de toutes parts, de coté, de derrière, de devant, de dessus, de dessous, de partout. Tant et si bien qu'à la fin, Albert la pierre fut lessivée. Et puis, petit à petit, quand tout fut de nouveau calmé, à la fin de tout ce cirque, Albert la pierre se rendit compte qu'une contrainte était exercée sur lui, en continu, sans à-coups, sans pauses, sans cesse. Et cette contrainte, elle la reconnut petit à petit, elle l'avait déjà éprouvée, c'était une contrainte qui avait non pas un mais une multitude de ponts d'application, Albert la pierre déduisit plusieurs hypothèses permettant d'expliquer de façon rationnelle la situation à laquelle elle était confronté. Deux principalement : ou la pression atmosphérique avait brutalement et fortement augmenté à l'issue de la tempête ou plus simplement, Albert la pierre avait été transporté au fond de l'océan sous l'influence de forces subies par exemple pendant une tempête. Et c'est cette dernière hypothèse qui était vérifiée…

Alors, tout à coup, Albert la pierre ne bougea pas, resta planté là à ne rien faire et elle laissa passer le temps. Pas trop de temps non plus, un petit peu. Quelque temps comme on dit. Et la pression, tout doucement, se fit de plus en plus importante, imposante, pesante. Et puis Albert la pierre se senti monter, petit à petit, par une infinité d'infimes paliers (c'est ici une application étonnante du calcul infinitésimal…). Un jour…une nuit plutôt…non, une année…mouaif…à un certain moment dirons-nous, quelque chose arriva (Nous parlons d'un temps situé à plusieurs millions d'années de notre point de départ, entendons-nous, il serait inconvenant de vous parler d'une pierre subissant événements sur événements, tout ceci n'est pas n'importe quoi, soyez-en convaincus). Plus tard donc, quelque chose arriva : Albert la pierre sentait à sa surface, pour la première fois depuis un laps de temps assez long ma foi, l'air. Cet élément oublié. Elle avait connu l'eau, perdu au fond de l'océan, la terre sous cette terrible pression que les sédiments exerçaient sur elle, enfin, elle avait connu le feu, soulevé par son incroyable force, à travers les montagnes. Et aujourd'hui, à la force de l'air, du vent soufflant, elle retrouvait la surface, la montagne s'était érodée et elle refaisait surface.

Un jour, plus tard, beaucoup plus tard, un homme passa. Que dis-je un homme, des hommes passèrent. Ils vinrent, frappèrent la montagne, lui arrachèrent des pierres et s'en furent. Albert la pierre fut parmi ces pierres enlevées à la montagne et reposées sur une autre montagne, une nouvelle montagne, avec quatre versants, un sommet pointu, au milieu d'un désert de sable. Albert la pierre resta un moment sur cette montagne, il vit bien des soleils se coucher et d'autres se lever, il crût même un temps que le soleil puisse être un Dieu, et qu'il puisse être adoré et puis l'idée lui passa, comme passent les civilisations.

Plus tard, une autre civilisation s'approcha d'Albert la pierre, un homme avec des lunettes et une petite barbe grisonnante, bien taillée qui tailla la montagne et décroche à nouvel Albert la pierre de la montagne des hommes et embarque aux cotés d'une autre pierre, plus grande celle-ci, et longue aussi, pointue en une extrémité, gravée de signes humains sur ses quatre flans mais à son arrivée sur la terre ferme, Albert la pierre fut perdue par l'homme, il tenait en fait bien plus à cette longue pierre qu'à Albert la pierre et ne s'aperçut pas de sa disparition. Celle-ci atterri sur une charrette qui la mena à nouveau dans une montagne, une autre montagne. Albert la pierre chuta de la charrette aux abords d'un petit village déjà haut perché dans cette montagne. Un peu plus tard, c'est-à-dire quelques dizaines d'années plus tard, un vagabond qui passait par-là chuta tout près d'Albert la pierre et son nez atterri à quelques centimètres d'une bague en or. Le vagabond, pris cette aventure comme un signe et voulu savoir ce qui l'avait fait tomber et en regardant à ses pieds, il vit Albert la pierre et cru trouver la cause de sa chute (pour la petite histoire, l'homme était tombé non pas à cause d'Albert la pierre mais de sa semelle qui se détachait, le dernier cordonnier croisé par cette dernière étant mort depuis longtemps). Bref, l'homme emmena Albert la pierre dans sa poche croyant tenir sa pierre fétiche et continua sa route, plus haut dans la montagne. Il s'arrêta dans une bergerie pour y passer la nuit. Il posa Albert la pierre sur une souche qui servait de tabouret et s'assoupi sur le foin au sol, satisfait de sa journée, il allait pouvoir manger à sa faim pendant plusieurs jours. L'homme eu en revanche une mauvaise surprise au réveil, il fut en effet chassé de la bergerie par son propriétaire et dans sa précipitation, il oublia Albert la pierre qui elle fut chassée de la bergerie quelques temps plus tard lors d'un " nettoyage de printemps ", c'était en effet durant un beau jour de printemps. Albert la pierre se retrouva au beau milieu d'une pente, entourée par un somptueux décor dont elle ne pouvait pas profiter n'étant après tout qu'une simple pierre. Et c'est d'autant plus dommage qu'Albert la pierre aurait eu tout son temps pour l'apprécier, le décor, pour le détailler, bref le regarder.

Passèrent des hivers, des étés et d'autres saisons encore, et vint le jour, en hiver, probablement, où un enfant chaudement habillé de couleurs vives avec de longues planches fixées aux pieds (des skis) passa sur Albert la pierre, chuta et sa cassa le bras. Cette anecdote n'aurait pas d'intérêt à être racontée si l'enfant n'avait pas provoqué dans sa chute le déplacement d'Albert la pierre d'une vingtaine de centimètres. Cette nouvelle position stratégique pour Albert la pierre lui permit l'été suivant (ou celui d'après peut-être, tout ceci reste une zone d'ombre dans la vie d'Albert la pierre), cette position lui permit donc un été suivant de se faire remarquer plus que la roche voisine (Gillou le caillou si vous connaissez) par un instituteur en vacances à la montagne, adepte de la marche et géologue amateur (mais alors très amateur car Albert la pierre n'avait vraiment rien de remarquable, enfin bon…). Cet instit (pas Gérard Klein, nan, définitivement…) emporta Albert la pierre dans le sac qu'il portait sur le dos et l'amena à la rentrée suivante (c'est la suivante, là c'est sûr) à son école dans une caisse pleine de diverses choses dont il ferait diverses leçons. Pourtant, l'instituteur ne fera jamais de leçon avec Albert la pierre, il ne racontera jamais les aventures d'Albert la pierre. Premièrement parce qu'il ne connaît pas sa véritable histoire, et comment pourrait-il la connaître ? Et ensuite et surtout parce qu'Albert la pierre tomba de la caisse alors qu'il traversait la cour de l'école. Et c'est quelques heures plus tard qu'Albert la pierre fut de nouveau actrice d'un événement singulier, un enfant qui se bagarrait avec un de ses camarades trébucha sur Albert la pierre et se cogna la tête sur le macadam de la cour de l'école. C'est la guerre.

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