Agathe la tomate

Les tomates ont une façon de voir le monde très particulière. Vraiment. C'est en tout cas ce que Agathe la tomate a pu noter à l'issue des aventures auxquelles elle a prit part et qui vont vous être contées maintenant. La vie d'une tomate, si l'on peut appeler cela ainsi se résume à peu de choses : naître d'une fleur sur un plant de tomate, grossir, mûrir, s'arrondir, rougir, se gorger de soleil, être cueillie, transportée, parfois vendue, découpée, assaisonnée ou bien cuisinée voire les deux à la fois et mangée. C'est la que se termine la vie de la tomate. Dans l'oesophage d'un humain. Parfois, mais plus rarement, une tomate n'est pas mangée, elle finit par pourrir sur le plant de tomate, tombe et disparaît. Elle peut aussi finir sur scène, écrasée sur le visage d'un artiste incompris ou sans talent ou bien les deux. Elle peut enfin terminer dans le caniveau situé devant la préfecture ou le ministère. Mais dans l'ensemble, les tomates terminent leur vies au fond d'un estomac humain parmi d'autres aliments tels des oignons, des aubergines, du riz, des pâtes et j'en passe. C'est d'ailleurs là la mort naturelle de bien des tomates comme de mourir dans son lit pour un humain.

Agathe la tomate n'a pas eu cette chance. Ou bien au contraire, elle a eu la chance de terminer sa vie autrement. Pourtant rien ne l'y destinait. Le début de sa vie est semblable à bien des destins de tomates : un potager de taille moyenne, vendue sur un marché un jour de juin avec quelques congénères tomates gorgées de soleil ainsi qu'un kilo de courgette yen a un peu plus, je laisse ?, deux aubergines (sans commentaire) et du thym offert par la maison.

Agathe sentait déjà qu'elle avait une bonne étoile puisqu'elle n'aurait pas à aller se faire vendre au halles de Rungis ou bien dans un supermarché, elle ne se ferait pas découper par une machine pour être réduite en sauce et enfermée dans une douzaine de pots simultanément. Ses congénères lui apprirent également qu'elle avait échappé à la barbarie du pelage et la marmite d'eau bouillante, au pilon des surplus de quotas, aux électrodes des horloges sans pile (nos jeunes lecteurs à l'esprit curieux savent de quoi je parle, en revanche ils ignorent la sensation que l'on éprouve avec deux électrodes dans le corps. Les humains qui ont pu éprouver une sensation qui s'en rapproche ne sont plus là pour en parler, ils sont maintenant six pieds sous terre et bien souvent sous la terre du Texas).

Ainsi donc Agathe la tomate appris énormément de chose de la par des autres tomates présentes dans le réfrigérateur à ses côtés. Parmi toutes les tomates présentes, chacune avait ainsi une anecdote à raconter, une histoire qui était arrivée, sans doute, à une tomate qui était la soeur de la nourrice de la tomate du plant voisin ou encore le beau-frère de l'oncle du grand-père du cousin issu de germain. Bref, c'est tout un folklore et tout plein de légendes ancestrales qui furent contées ces jours-là dans le réfrigérateur du 12 de la rue Bellefeuille (oui l'adresse n'a pas d'importance mais me permettait de terminer ma phrase correctement).

Et puis vînt la première rafle. Une bonne moitié des tomates disparurent, happées par des mains humaines. Des tomates que personne ne reverrait jamais. On en parlait assez peu. Personne ne savait trop quoi dire à ce sujet. Les avis avaient commencé par être partagés entre les malheurs que ces tomates disparues pouvaient endurer et les délices qu'elles éprouvaient une fois découpées, tranchées, assaisonnées, cuisinées mangées et digérées. Et puis la vision du monde intrinsèque de la tomate pris le dessus : le rêve de toute tomate qui se respecte est de terminer sa vie en nourrissant un humain. C'est pour cette raison qu'une tomate doit veiller à bien prendre le soleil de tous les côtés en se retournant régulièrement, boire toute l'eau nécessaire pour être à la fois de bonne taille, juteuse mais aussi pulpeuse à la fois, veiller à ne pas abîmer sa peau par un quelconque accroc pour quelle reste tendue, brillante et appétissante. Au bout de quelques heures de discussions, plus une seule tomate ne doutait du paradis dans lequel évoluaient maintenant leurs chanceuses anciennes camarades.

Toutes étaient d'accord et volontaires pour faire partie de la prochaine fournée. Toutes ? Non. Une tomate résistait seule à l'invasion de la pensée unique. Agathe la tomate ne parvenait pas à se convaincre que finir dans un intestin humain était une façon agréable et désirable de terminer sa vie de tomate. Ainsi lors des rafles qui suivirent et tout au long des différents arrivage de nouvelles tomates, Agathe la tomate parvint à rester suffisamment en retrait pour voir passer plusieurs génération de tomates. Ce fut d'abord des tomates qu'elle avait vu alors qu'elles étaient encore de la taille des tomates-cerises de l'autre côté du sillon du potager, puis des tomates dont elle avait vu les fleurs ou même les bourgeons et enfin des tomates qu'elle n'avait jamais pu voir car nées bien après son départ du plant de tomate. Évidemment il y avait des tomates qui venaient d'autres plants, d'autres potagers même. Il y eu même un arrivage de tomates venu d'une autre région, passées par Rungis et l'étal d'un supermarché avant d'atterrir ici dans ce même bac à légume de ce même réfrigérateur. De toute les tomates de l'endroit, Agathe la tomate devint bientôt la plus agée de toutes. Elle passa la majorité de son temps non pas à raconter ce qu'elle n'avait pas vécu mais bien à écouter ce que les autres tomates pouvaient raconter de ce qu'elles avaient vu de par leur parcours respectifs. Cetains des récits qui parvenaient à Agathe la tomate étaient aussi les récits de récits, devenant bientôt des rumeurs ou bien des légendes.

Forte de toute cette connaissance, Agathe la tomate tentait de remettre de l'ordre dans ses pensées. Et jamais, au grand jamais, ses pensées ne parvinrent à la conclusion que la fin d'une tomate se devait d'être dans le corps d'un humain. Et c'est bien ce qui l'embêtait le plus. Elle aurait préféré qu'il en soit ainsi, qu'elle n'ait pas toutes ces questions à se poser. C'est un poids terrible que de se douter d'une erreur commise par des centaines et des centaines d'aïeules par le passé, d'être la seule depuis des générations et des générations à remettre en cause ce qui était jusque là tenu pour acquis. Pire, ce qui était le but de la vie de chacune. Et pourtant, quelque soit le sens dans lequel on disposait les pièces du puzzle, quelque soit la façon dont on tentait d'appliquer les couleurs sur la toile, rien ne permettait de confirmer la certitude de ces centaines de tomates qui étaient passées devant ses yeux dans ce réfrigérateur et bien au contraire, Agathe la tomate était bien tentée de dire à l'ensemble des tomates présentes ici, et qui la considéraient du fait de son âge comme une sage, qu'elle ne devaient pas se laisser faire et qu'elles devaient lutter lorsque des mains humaines venaient les enlever à leurs congénères, les arracher à leur vie pour se faire trancher, mélanger à un morceau de fromage et recouvrir d'huile d'olive ou bien encore pour subir mille et une tortures. Mais bien au contraire, après la courte période de doute qui suivait une rafle, l'ensemble des tomates du réfrigérateur se raliait à la pensée unique : Ces tomates parties avaient bien de la chance... Si seulement je pouvais être emmenée la prochaine fois...soupir.... Seule Agathe la tomate ne suivait pas.

Un jour, n'y tenant plus, Agathe la tomate pris la parole. C'était d'abord un événement suffisament rare pour être signalé et ceci pour deux raisons : d'une Agathe la tomate n'avait fait qu'écouter jusque là, elle avait patiemment laisser les autre tomates raconte leurs histoires, celles qui circulaient dans leurs potagers, ce qu'elles avaient vu sur les étals de marché, dans le camions de transport de fruits et légumes, etc. D'autre part, il faut bien admettre que lorsqu'une tomate prends la parole, il s'agit d'un événement peu commun. Avez-vous jamais entendu une tomate parler ? Non ? C'est bien parce que cela est très rare.

Ce jour-là donc, bien qu'il fut en réalité nuit mais dès lors que des tomates sont plongées dans le noir d'un réfrigérateur, elles perdent tout repère et ont une perception du temps très différente de la notre et c'était donc un jour pour elles à ce moment là.

Un jour donc, je vais y arriver, Agathe la tomate pris la parole et s'adressa à qui voulait bien l'entendre dans ce réfrigérateur : tomates, légumes, fruits, yaourts, fromages, viandes, poissons, boissons, plats cuisinés. Agathe la tomate se doutait bien que parmi tous ces habitants, tous n'était pas dotés de vie et que son discours ne les attendrait pas mais elle ne voulait pas faire de discrimination ou bien se tromper par ignorance... C'est vrai, qui peut affirmer qu'un yaourt ou qu'un fromage est mort alors même que des milliers d'organismes sont à l'origine de leur existence. Agathe la tomate avait un peu plus de doute quand à la vie présente dans un plat cuisiné mais sait-on jamais, mieux vaut se méfier des idées préconçues.

Un jour donc, Agathe la tomate pris la parole et s'adressa à qui voulait bien l'entendre dans ce réfrigérateur. Voilà. Elle voulait tenir un discours leur parlant du bien et du mal, de la vie de tomate, de l'endroit d'où elles venaient, de celui qu'elle tentaient de rejoindre. Elle voulait meur faire prendre conscience de l'aveuglement qui était le leur lorsqu'elles ne rêver que d'une chose : être mangées. Agathe la tomate voulait que toutes comprennent son message, que plus aucune ne se laisse faire et qu'elles refusent désormais de partir vers cette mort ausi injuste qu'absurde. Aussi Agathe la tomate commença son discours par une parabole. Une façon d'attirer l'attention de son auditoire par une histoire facile à comprendre mais dont la morale allait servir de tremplin à son propos. A peine arrivée à la moitié de la parabole, si bien qu'aucune des tomates de l'assistance n'avait pu en saisir la teneur et encore moins le sens caché, la porte s'ouvrit et une main attrapa des tomates. Dans ces moments-là, la panique n'était jamais loin avant que les tomates ne reprennent leurs esprits et ne considèrent leurs amies disparues comme chanceuses et qu'il était injuste de n'avoir pas été choisie alors que cette pimbêche d'à coté était toute frippée et que son teint laissait grandement à désirer. Une fois le calme revenu, une fois que les tomates avaient fini de se regarder les unes les autres pour voir si tout allait bien, elles tournèrent les yeux vers l'endroit où se tenait Agathe la tomate quelques instants avant afin d'entendre la suite de l'histoire. Mais elle avait laissé place à un grand vide.

Au bout de plusieurs jours, Agathe la tomate avait donc fini par être emportée pour être cuisinée. Elle n'était plus toute jeune. Surtout pour une tomate. Elle fut déposée sur un plan de travail, elle vit une tomate devant elle être tranchée en fine tranches. Pas un cri, pas un son ne lui parvint. Cela ne semblait pas faire de mal, en tout cas cela ne s'entendait ni se voyait. Puis se fut son tour, une main l'attrapa, la déposa sur la planche et à l'instant où la pointe du couteau pénétra en elle , elle ne sentit rien. Pas plus que quand il pénétra encore en elle pour la deuxième tranche et même les suivantes. En fait Agathe la tomate se sentait vraiment bizarre, elle sentait à la fois le couteau la découper et à la fois elle ne le sentait pas. Elle le sentait en tout cas de moins en moins. Puis les différentes tranches qui la composait dorénavant furent disposées dans un plat, séparées par de fines tranches de fromage puis recouvertes d'un filet d'huile d'olive. Agathe la tomate vivait une expérience très étrange. Elle se sentait à la fois Agathe la tomate mais également quelqu'un d'autre.

Et puis elle comprit. Elle était à la fois Agathe la tomate et puis aussi quelqu'un d'autre. Et quelqu'un d'autre aussi. Et encore quelqu'un d'autre. Il y avait en fait autant de quelqu'un d'autre que de tranches qui avait été découpées d'elle-même. Agathe la tomate était plusieurs. Et cela dura un certain temps. Jusqu'à ce que la première de ses tranches fut avalées par un humain en fait. Après, petit à petit, au fur et à mesure que les tranches d'elle-même était ingérées, elle se sentit revenir de la façon exactement inverse que celle qui l'avait fait devenir plusieurs. Bientôt elle ne fut plus qu'une. Comme avant. Et puis elle ne fut plus.

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